Vertendre et l’artiste Heinz Julen : des partenaires ?
Depuis octobre 2008, Vertendre cultive une relation de partenariat avec l’artiste suisse Heinz Julen qu’on présente comme un « architecte de renommée internationale ». Entre l’art, l’illusion, le marketing et la réalité, quelle est la contribution de l’artiste suisse Heinz Julen à la crédibilité du projet Vertendre ?
La mise en marché d’un vaste projet de développement immobilier dans un milieu de villégiature, au-delà des aspects matériels et financiers, repose sur la capacité à vendre un concept qui confère du prestige à la clientèle visée. Le choix de l’architecte et du parti architectural est central dans le marketing du projet. Le nom attribué au projet, Vertendre, constitue aussi un programme en soi axé sur les dernières tendances dans le domaine immobilier.
Typiquement, les grands projets sont accompagnés d’exercices de créativité qui visent à attirer l’attention, à créer des attentes, à donner de la notoriété et à cultiver la clientèle. Les réactions à ces exercices de relations publiques peuvent conditionner des démarches pour obtenir des modifications aux réglementations. Ultimement, le montage financier d’un projet immobilier dépend de facteurs intangibles tels que la perception de la valeur du concept véhiculée par les médias.
Il y a toujours une part d’illusion dans ces démarches de marketing qui ont pour objectif de renforcer la perception positive du projet. Les déclarations soignées, les présentations de perspectives, de vidéo 3D ont pour objectif de faire rêver. La réalité est ailleurs. Il n’est pas toujours facile pour les médias de faire la part des choses. Parfois, la frontière entre le publireportage et l’article objectif devient floue.
Les compétences de Heinz Julen
« Je me suis formé moi-même ; au risque de faire des erreurs. » Heinz Julen. [1]
L’artiste ne cherche pas à afficher des compétences qu’il ne possède pas. Dans les domaines de l’art et du design, on privilégie le talent et la créativité sur les compétences professionnelles. Dans le domaine de l’architecture, il y a trop de responsabilités engagées pour confier la réalisation d’un bâtiment d’envergure à un autodidacte.
Au Québec, le titre d’architecte est réservé aux membres de l’Ordre des architectes du Québec, dont la mission est de protéger le public. La formation, évaluée par des examens, est nécessaire pour pratiquer l’architecture et pour signer des plans au Québec. Julen ne peut pas rencontrer ces exigences. Il pourrait contribuer à un projet comme consultant en design, mais les plans devraient être signés par un architecte québécois qui assumerait la responsabilité professionnelle du projet.
En conséquence, l’image d’un projet d’hôtel signé par un « architecte de renommée internationale » est une illusion de marketing.
L’expérience de Heinz Julen
- Into the Hotel, le chantier
- Photo Heinz Julen, www.heinzjulen.com
Julen ne s’est pas limité à produire des concepts artistiques d’architecture, il a également réalisé des projets. Son projet phare « Into the Hotel », un hôtel de 100 chambres, correspond à l’envergure du projet envisagé par Vertendre sur le site du mont Sylvio Lacharité.
L’expérience est révélatrice du type de partenariat et de gestion de projet dont l’artiste est capable. Le journal suisse Le Temps relate cette expérience.
« Cet autodidacte de 41 ans, designer et architecte a défrayé la chronique en 2000, quand il devait ouvrir l’hôtel le plus “tout” des Alpes. Avec lits tournants et bar-ascenseur. L’aventure fut courte. L’“Into the Hotel”
- Excentricité : un vérin hydraulique sort un spa du toit
- Photo : Heinz Julen, www.heinzjulen.com
a bel et bien été inauguré, en grande pompe, mais son exploitation n’a duré que sept mois (sept semaines selon Julen. NDLR). A suivi un combat des chefs et des millions entre l’enfant de Zermatt et son associé Alexander Schärer. Alors les questions ont redoublé. Heinz Julen, un artiste illuminé, mégalomane gâté ou un visionnaire jalousé ? Lui se dit “très touché par cette mésaventure” ; il s’est senti “incompris”. Aujourd’hui il a quitté l’affaire et l’hôtel n’est toujours pas ouvert. » [2]
On comprend la nature de cette mésaventure lorsqu’on examine sa méthode de travail.
« L’homme qui lançait des cubes de sa fabrication du sommet du Cervin – pour les récupérer ensuite, cabossés par la nature et transformés par le hasard des chocs en œuvres esthétiques – est donc tombé lui-même d’assez haut. De plus haut sans doute que son cinq-étoiles bâti quasiment de ses propres mains. Et quand on dit bâti, cela signifie en réalité : conçu, voulu, dessiné, meublé, décoré. On le voyait même certains jours aux commandes de la grue. Pour aller au bout de son rêve, l’artiste ne s’est pas embarrassé de considérations matérielles, allant même jusqu’à tout simplement ne plus relever son courrier. Une manière d’ignorer superbement les embûches et tracasseries administratives – genre plaintes de voisins ou commandements de payer. » [3]
- Into the Hotel, la démolition
- Photo : Heinz Julen, www.heinzjulen.com
En fait, l’hôtel de 100 chambres au coût moyen de 600 000 $ CAN [4] a été démoli pour effacer toute trace du concept de Julen.
On n’a pas tous les détails mais, dans un monde moderne, lorsqu’on ne respecte pas les codes de construction, les règles de protection contre les incendies, le zonage... l’existence d’un bâtiment n’est tout simplement pas reconnue. Il n’est pas possible d’obtenir des assurances, des permis d’opération...
Loin de renier cette expérience, Julen a réalisé une exposition sur ce projet qui le met en valeur sur le mode de la performance artistique. Le qualificatif de « génial » circule dans les milieux culturels. Dans ces milieux les artistes à la fois talentueux et provocateurs qui méprisent les considérations commerciales sont des vedettes. En principe, les gens d’affaires qui veulent investir dans des projets profitables se tiennent loin de ces artistes.
Un partenariat Julen-Vertendre ?
Le plus objectivement possible, l’éventualité d’un partenariat entre Vertendre et Heinz Julen apparaît comme un facteur de risque et d’incertitude qui nuit à la crédibilité du projet, d’autant plus que Julen serait associé au financement du projet.
- La Tribune 2008-10-18
Le 18 octobre 2008, fait étonnant, le journal La Tribune consacre les 5 premières pages de son édition de fin de semaine au projet Vertendre. En couverture, le surtitre « La relance de la station Orford » est suivi du titre « Vertendre rêve d’un joyau vert » et du sous-titre « Un hôtel de luxe au sommet du mont Sylvio-Lacharité dès 2009 ».
Voici ce qu’on apprend sur le projet d’hôtel :
- L’architecte suisse de « renommée internationale », Heinz Julen a été recruté par Vertendre pour dessiner un hôtel de luxe
- Localisation : sur le sommet du flanc sud du mont Sylvio Lacharité localisé à l’ouest du Mont-Orford et à la limite du parc national du Mont-Orford
- Le projet : 350 chambres construites sur une période de quinze ans. Première phase 75 – 100 chambres pour un investissement de 40 millions $. Éventuellement, le sommet du mont Sylvio Lacharité serait relié à celui du Mont-Orford
- Concept « surprenant et unique » : bâtiment de pierre avec insertion dans l’environnement, exclusion d’installations récréatives ou de bâtiments commerciaux à proximité
- Échéancier : Les plans seraient disponibles au plus tard en décembre 2008 et l’hôtel serait construit en 2009
- Financement : « À cause de la présence d’Heinz Julen à leurs côtés, les copropriétaires de Vertendre ne s’inquiètent pas en ce qui concerne le financement, qui pourrait provenir d’Europe “Souvent, il arrive lui-même avec du financement”, remarque Alain Chagnon, en soulignant que des groupes québécois se sont également intéressés à financer le projet ». « Le financement ? Nous n’avons aucun souci. Heinz est notre sceau de qualité. Nous avons déjà l’assurance qu’à partir du moment où ses plans seront sur la table, l’argent suivra » croit Alain Chagnon.
- La pérennité de la station de ski est la priorité et le projet d’hôtel sera réalisé avec ou sans remontée mécanique.
- Les investissements sur les 1100 acres atteindraient déjà les 9 M $. Avec la construction de plus de 1 000 unités d’habitation, les investissements atteindraient les 400 M $
La page d’accueil du site de Vertendre affiche une citation du chroniqueur Luc Larochelle tirée de cette édition : « Jamais je n’avais vu l’Estrie aussi belle, aussi vaste, aussi sauvage. »
Le 19 mars 2009, Luc Larochelle rapporte une présentation de Heinz Julen comme conférencier au Symposium sur le développement durable en tourisme de Québec. L’artiste fait référence à un concept de « Catholic Hotel » dans un paysage qui ressemble à celui d’Orford.
Fidèle à sa conception du rôle de l’artiste, il ne répond pas à une commande de Vertendre, il met en valeur sa créativité d’artiste en proposant un concept provoquant : « Un concept comme Catholic Hotel ne ralliera sans doute pas tout le monde ici non plus. C’est sain que les gens se sentent concernés. Si une idée n’arrive pas à rallier, s’il ne peut être démontré qu’elle est viable, elle n’a pas le droit d’exister. Chose certaine, si Catholic Hotel ne se réalise pas ici, il a un potentiel ailleurs »
Depuis ce temps on n’entend plus parler de Heinz Julen et de ses plans pour l’hôtel au sommet du mont Sylvio Lacharité qui devaient être déposés en 2008.
Cet épisode pourrait être traité comme un coup de marketing qui laissera la place à un projet réaliste avec des professionnels qualifiés lorsque le temps sera venu de passer à l’action.
Compte tenu de l’expérience de Julen, l’éventualité d’un partenariat financier avec l’artiste soulève des questions sur la crédibilité du promoteur Vertendre.
Un projet d’hôtel de 40 millions $ nécessite la participation d’un grand nombre de partenaires et de fournisseurs. Étant donné la réputation d’affaires de Julen, qui peut-être prêt à s’engager dans une relation d’affaires avec un tel partenaire ?
Vertendre constitue la première expérience d’envergure de la famille Chagnon dans le domaine immobilier. On ne peut pas se baser sur une expérience passée pour juger de la compétence des promoteurs. On ne connaît pas leurs moyens financiers ni leurs appuis dans ce domaine autrement que par de vagues allusions à des groupes québécois qui seraient intéressés.
La mention « renommée internationale » est un puissant argument de vente dans les domaines où le prestige est une valeur ajoutée recherchée par la clientèle ciblée. Le Québec n’a pas fini de payer pour la fascination du maire Jean Drapeau envers l’architecte de renommée internationale Roger Taillibert. Le stade olympique a besoin d’un nouveau toit dont le coût est évalué à 300 millions $. L’épisode récent de Clotaire Rapaille à Québec est la dernière illustration de l’importance de l’analyse des dossiers de personnalités qui cultivent leur renommée.
Au delà du culte des apparences
Les frères Chagnon cultivent adroitement une image de promoteurs engagés dans des réalisations respectueuses de l’environnement. Les médias sont friands d’histoires à succès d’entrepreneurs et de projets qui portent la « tendance » à l’environnement.
Est-ce par manque d’expérience qu’ils ont choisi d’entretenir une relation fortement médiatisée avec l’artiste Heinz Julen transformé en « architecte de renommée mondiale » ? Ou est-ce une démarche consciente de marketing pour bâtir la notoriété du projet et obtenir des gains auxquels ils n’auraient pas accès autrement ?
La notoriété de leur projet aura été utile pour obtenir une concession stratégique dans le schéma d’aménagement et de développement de la part de la MRC de Memphrémagog. Cette modification était nécessaire pour obtenir le droit de construction au sommet du mont Sylvio-Lacharité. La construction sur le sommet des montagnes va à l’encontre des meilleures pratiques en environnement et en protection des paysages. On nous assure qu’on fera le nécessaire pour protéger l’environnement autour de l’hôtel. Mais là n’est pas l’essentiel.
La MRC n’a pas jugé bon de leur demander une garantie d’exécution ni d’imposer une clause de limitation dans le temps. Ils ont ainsi obtenu une augmentation substantielle de la valeur commerciale de leurs propriétés. Rien n’empêche les frères Chagnon de vendre ces terrains à un promoteur qui en maximisera la valeur commerciale et qui créera une nouvelle pression de développement en périphérie du parc national du Mont-Orford.
Les mauvaises pratiques dans le domaine de l’immobilier et de son financement sont au cœur des problèmes économiques que nous vivons actuellement. Ne serait-il pas sage d’investiguer les bases financières des grands projets avant de les valoriser auprès d’une population qui n’a pas les moyens de faire la différence entre les illusions du marketing et la réalité ?
Dans le cas de projets spéculatifs, où on ne connaît pas les éventuels propriétaires qui financeront les réalisations, les autorités publiques ne devraient-elles pas attendre avant d’accorder des concessions en aménagement du territoire ? Ne devraient-elles pas exiger des garanties ?
Parce que, comme l’illustre si bien le dicton anglais : « He, who pays the piper, calls the tune. »
[1] Le Temps, nº 2449 Zooms, vendredi 30 décembre 2005, Un rêve face au Cervin, Anne Fournier.
[2] Le Temps, nº 2449 Zooms, vendredi 30 décembre 2005, Un rêve face au Cervin, Anne Fournier.
[3] Le Temps Une débâcle pas comme les autres, Laurent Nicolet 3 août 2000.
[4] Le Devoir, samedi 29 mars 2003, p. D7, Courants : Un fou génial, architecte d’un rêve
Hubert Simard
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